Et chaque année, à la même date, Ivan et Bim retournèrent là-bas. Devant le lampadaire tordu.

— Et Bim ? Il était dans la voiture aussi ?
Ivan fixait le chien comme s’il essayait de le comprendre, d’entrer dans son chagrin.

Sergey hocha lentement la tête, les yeux plissés par la fumée de sa cigarette.

— Oui. Les secours l’ont trouvé blessé, mais vivant. Il a été emmené par les pompiers, soigné… et deux jours plus tard, il s’est enfui de la clinique vétérinaire. Depuis, il revient ici. Chaque jour. Il reste là. Et il se jette sur la route chaque fois qu’une voiture passe trop près du fossé. Comme s’il… voulait empêcher un autre accident.

Ivan se retourna. Son regard glissa jusqu’à l’endroit exact où le bitume portait encore les traces à peine visibles du drame : un lampadaire tordu, un morceau de glissière de sécurité rafistolé à la va-vite.

— Il essaie de protéger les autres… au cas où ? — murmura Ivan, la gorge nouée.

— Certains disent qu’il cherche Misha. D’autres croient qu’il pense encore le sauver. Mais moi… je crois que ce chien garde cet endroit. Il a vu la mort. Et maintenant, il essaie d’en empêcher une autre.

Pendant plusieurs minutes, Ivan resta silencieux, accroupi à quelques mètres du chien. Puis il ouvrit lentement son sac. En sortit un sandwich qu’il avait acheté plus tôt. Il le posa doucement sur le bitume, sans geste brusque.

— Tiens, Bim. C’est pour toi.

Le chien leva la tête, renifla, mais ne bougea pas.

— Tu es un bon chien. Un brave.

Un silence.

Puis Bim se redressa lentement. Il s’avança d’un pas. Puis deux. Il ne prit pas le sandwich — il posa simplement son museau dessus. Comme pour dire merci.

Ivan sentit une chaleur douloureuse dans la poitrine. Il resta encore là, jusqu’à ce que le soleil se couche. Puis il se leva.

— Demain. Je reviendrai demain. Tu m’entends ?

Le chien leva les yeux vers lui, puis retourna à sa place au bord de la route.

Ivan revint. Un jour. Deux jours. Une semaine. À chaque fois, il venait avec un peu de nourriture, restait assis à ses côtés. Parfois, il parlait. D’autres fois, ils restaient silencieux.

Et un jour, alors qu’Ivan s’apprêtait à repartir, Bim se leva.

Il ne retourna pas immédiatement à sa place.

Il suivit Ivan jusqu’à la voiture.

Pas tout à fait jusqu’au siège. Juste jusqu’à la portière. Comme s’il disait : je veux bien essayer, mais je ne peux pas encore oublier.

Ivan ouvrit la portière.

— Tu veux venir voir autre chose que cette route, Bim ? Tu n’oublieras pas. Mais peut-être que tu peux… continuer.

Le chien hésita. Puis sauta doucement à l’intérieur.

Ivan sentit son cœur se serrer, puis s’ouvrir.

Des semaines passèrent. Ivan installa une photo de Misha dans son atelier, avec l’aide de la mère du défunt qu’il alla rencontrer. Il apprit à connaître cette femme brisée, forte, qui l’aida à comprendre l’amour profond qui liait l’homme et le chien.

Et chaque année, à la même date, Ivan et Bim retournèrent là-bas. Devant le lampadaire tordu.

Ils restaient là, quelques heures. En silence.

Puis Bim retournait dans la voiture, sans qu’on ait besoin de dire un mot.

Épilogue :
Bim vécut encore cinq ans.

Il ne courait plus vers les voitures. Mais chaque fois qu’il entendait un klaxon, il se redressait brièvement, le regard tendu, comme pour vérifier que tout allait bien.

Ivan l’enterra près de l’arbre qui faisait de l’ombre sur le lieu de l’accident. Une plaque fut installée :

“Ici a veillé Bim. Gardien silencieux. Ami fidèle. Cœur plus grand que la route.”

Et chaque année, les routiers du coin ralentissent un peu à cet endroit. Certains baissent le volume de la radio. D’autres klaxonnent deux fois. En hommage.

À un chien.
À une fidélité que les humains ne comprendront jamais totalement.

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