Près de deux années s’étaient écoulées depuis ce jour d’octobre glacial où le destin avait asséné un coup terrible à Jeanne. Les obsèques avaient été brèves, comme si la vie elle-même se hâtait d’effacer la douleur au plus vite. Pourtant, la blessure intérieure demeurait béante, toujours saignante. Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois que Jeanne trouva enfin le courage de pénétrer dans la remise où étaient conservées les affaires de Pierre.
L’air y était lourd, chargé de poussière, de vieux journaux jaunit et du parfum qu’il portait — comme si la pièce gardait encore l’empreinte de son passé. Son cœur battait la chamade — franchir le seuil était une épreuve insupportable. Chaque caisse, chaque étagère recelait des fragments d’un passé qu’elle redoutait de réveiller.
À tâtons, elle fouilla parmi les objets : des lettres anciennes, des clichés jaunis, des chemises soigneusement pliées… Puis, dans un recoin, sous un tas de magazines abîmés, son regard s’arrêta sur un cahier d’écolier. Simple, aux pages lignées, aux coins cornés, avec une couverture fanée.
Quelque chose s’éveilla en elle. Sans réfléchir, ses mains s’emparèrent du carnet. Jeanne s’assit par terre, serrant le précieux objet, et ouvrit la première page… manquant de s’évanouir.
Un portrait d’elle y figurait, tracé au stylo noir — naïf, maladroit, mais empreint d’une telle tendresse que des larmes lui brouillèrent la vue. Sous le dessin, ces mots : « Pour ma Jeanne. Tu es toute ma vie. »
Son souffle se coupa. Elle feuilleta avec frénésie le carnet. Page après page — souvenirs, aveux, poèmes. Il y révélait des pensées jamais dites à voix haute. Ses craintes, sa peur de la perdre. Son rêve de vieillir à ses côtés, de voir leurs petits-enfants, et sa conviction qu’elle était son salut.
« Je me rappelle ton sourire sur ce vieux pont. C’est là que j’ai su : si je ne viens pas vers toi maintenant, je le regretterai toute ma vie… »
« Tu es mon rayon de soleil les jours sombres. Mon refuge silencieux. Mon tout. »
Jeanne tenait le carnet comme une chose vivante. Les larmes coulaient à flots, brouillant les mots, mais elle ne pouvait s’arrêter. Aux dernières pages, une surprise l’attendait.
Une lettre. Une vraie lettre, adressée à elle.
« Jeanne, si tu lis ces mots, cela signifie que je ne suis plus près de toi. Ne pleure pas pour moi. Vis pleinement. Aime la vie. Souris. Permets-toi d’être heureuse. Sache que je suis toujours là, même si tu ne me vois pas. Dans chaque rayon de soleil, chaque souffle de vent, chaque étoile dans le ciel… »
Elle ne put contenir son émotion. Pressant le carnet contre son visage, comme pour sentir encore la chaleur de ses mains à travers ces pages jaunies, tout son être bascula. Au lieu d’un chagrin infini, une étrange paix s’installa — comme s’il veillait encore sur elle, la tenant par la main, au-delà du temps.
Des heures passèrent, peut-être toute la nuit. Jeanne resta là, dans la remise, relisant ces pages, se remémorant leur histoire : leur première rencontre, leur premier rendez-vous, leurs premiers jours pluvieux. Et elle comprit enfin — Pierre ne voulait pas qu’elle s’enferme dans la douleur. Son amour n’était pas une chaîne, mais des ailes.
Au matin, pour la première fois depuis longtemps, elle ouvrit grand la fenêtre. Un vent frais pénétra dans la pièce, faisant danser les rideaux et caressant doucement son visage. Au loin, un chant d’oiseaux s’éleva.
Jeanne prit une profonde inspiration et esquissa un sourire. Malgré les larmes, malgré la peine — elle souriait.
Le temps passa. Plus d’un mois après cette découverte, beaucoup de choses avaient changé.
C’était comme si elle s’éveillait d’un long sommeil. Elle sortait davantage, quittant ce cocon où elle s’était réfugiée. Elle retourna même dans leur vieille maison de campagne, délaissée depuis le départ de Pierre. Là, elle remit de l’ordre, désherba le jardin envahi, replanta des rosiers — les mêmes qu’il avait jadis cultivés sous les fenêtres.
Parfois, elle avait l’impression qu’il était là, tout près. Silencieux. Observant. Surtout au crépuscule, quand le ciel se teintait d’un bleu profond et que les premières étoiles illuminaient le jardin.
Dans le carnet, elle découvrit une liste de lieux qu’il avait rêvé de visiter avec elle : Carcassonne, Annecy, Colmar — « pour voir la neige et revenir en riant comme des enfants. » Cette liste lui causa d’abord de la douleur, puis une douce surprise. Jamais il ne lui en avait parlé. Désormais, c’était devenu son but.
« J’irai, Pierre. Pour toi. Pour nous. Pour vivre comme tu l’avais souhaité, » murmura-t-elle dans le vide.
Elle se lança alors dans ce voyage. Par petites étapes — Carcassonne d’abord. Elle logea dans un modeste hôtel, flâna beaucoup, contempla le canal du Midi, et lui écrivit des lettres. Directement dans le carnet, sur les pages blanches.
« Aujourd’hui, j’ai vu un pont où tu aurais sûrement voulu faire un selfie. Je t’ai imaginé là-bas, plissant les yeux sous le soleil en disant : “Voilà, tu peux poster ça sur Instagram.” J’ai souri, puis pleuré. Parce que tu es en moi. Et ça ne s’efface pas. »
À Carcassonne, elle rencontra par hasard Antoine. Ils s’assirent à des tables voisines dans un petit café de la rue piétonne, et le serveur se trompa de commande. Elle prit son café, lui son thé. Ils rirent comme de vieux amis.
Antoine était calme, réservé, un brin pensif. Lui aussi était veuf. Cette rencontre fortuite donna lieu à une conversation, la conversation à une promenade nocturne. Il ne la pressa pas, ne posa pas de questions inutiles. Il était simplement là — silencieux, respectueux. Et dans ce silence, Jeanne sentit renaître la chaleur.
De retour chez elle, Antoine lui envoya un message. S’en suivirent d’autres, puis un appel. Les échanges étaient légers, puis plus profonds. Comme si le destin lui offrait une seconde chance.
Jeanne ne précipita rien. Elle parlait encore à Pierre dans ses pensées, relisait son carnet comme une prière. Mais peu à peu, son cœur se réchauffait. Ce n’était pas une trahison. C’était une nouvelle forme d’amour — comme si Pierre lui-même l’avait guidée vers cette rencontre.
Un jour, en rangeant la remise, elle découvrit un autre carnet, plus petit, de poche. Il avait dû tomber là à un moment donné. À l’intérieur, une seule note, écrite en diagonale, comme pressée :
« Si je pars avant elle, dis-lui que je la bénis pour son bonheur. Qu’elle ne vive pas dans le passé. Qu’elle trouve quelqu’un qui l’aimera comme je l’ai fait. Qu’elle n’ait pas peur. Je ne suis pas jaloux. Je suis encore là. »
Elle pressa ce carnet contre sa poitrine longtemps, les yeux clos, silencieuse. Puis, pour la première fois en deux ans, elle appela Antoine.
« Viens me voir. Le printemps approche… »
« Avec plaisir, Jeanne, » répondit-il. Et elle sentit : il souriait.
Antoine arriva fin avril. Il apporta une veste chaude — « au cas où il ferait frais à la campagne » — et un pot de confiture fait maison, offert par sa sœur, chez qui il avait vécu après le décès de sa femme. Il resta un instant devant la grille, un peu hésitant, comme s’il craignait qu’elle ait changé d’avis. Mais Jeanne sourit, ouvrit la porte et dit :
« Entre. Ici, le printemps est déjà là… »
Elle prépara un repas simple, fait maison : pommes de terre aux champignons, salade fraîche, tartes aux pommes. Non pas par obligation, mais parce qu’elle voulait offrir cette chaleur qui grandissait en elle, celle d’une vie retrouvée.
Le soir venu, ils s’installèrent sur la véranda, une tasse de thé à la main. Antoine lui confia combien il avait eu du mal à surmonter la perte, comment il n’était pas sorti de chez lui pendant une année entière, et sa peur de s’attacher à nouveau. Puis, tout bas, il ajouta :
« Mais quand je t’ai vue, avec tes yeux lumineux et ton sourire mélancolique… j’ai su que la vie valait encore la peine d’être vécue. »
Jeanne écoutait, sentant la vérité dans ses paroles. Sans grandiloquence ni faux-semblants. Seuls ceux qui ont traversé leur propre deuil parlent ainsi. Elle posa silencieusement sa main sur la sienne. Il ne bougea pas, ne fut pas surpris. Il recouvrit sa paume de la sienne — et ils restèrent là, sans avoir besoin de mots.
Il resta une semaine. Pendant ce temps, Jeanne rit à nouveau, pour la première fois depuis longtemps. Ils travaillèrent au jardin, cueillirent du muguet en forêt, grillèrent des pommes de terre au feu de bois. Parfois, ils restaient simplement assis dans le silence — un silence chaleureux, comme une couverture.
Avant de partir, Antoine lui dit :
« Si tu me le dis, je reste pour toujours. Je n’ai nulle part où aller, sauf auprès de toi. »
Elle ne répondit pas. Elle le serra fort contre elle. Et cela suffit.
Mais le lendemain, en ouvrant la boîte aux lettres, son cœur se serra à nouveau. Parmi les factures et prospectus, une fine enveloppe, sans adresse de retour. L’écriture était celle de Pierre — inimitable, avec ce « J » majuscule si soigneusement tracé.
Elle resta immobile, au milieu du jardin, le monde semblant suspendre son souffle. Le cœur battant à tout rompre, les mains tremblantes.
À l’intérieur, une feuille unique.
« Si tu trouves cette lettre, le moment est venu. Je ne savais pas comment te le dire de mon vivant, car je craignais de te blesser. Mais tu dois savoir : j’ai un fils. Il a seize ans maintenant. Je l’ai découvert tard, avant notre mariage. Sa mère était une ancienne camarade de classe, nous n’étions pas ensemble alors, c’était avant toi… Je ne voulais pas gâcher notre bonheur. Je ne savais pas comment te l’annoncer. Je pensais toujours : plus tard, plus tard… Mais le plus tard n’est jamais venu. »
Suivait une adresse, puis une demande :
« Si tu peux — cherche-le. Il ne sait rien de moi. Mais il fait partie de moi. Et donc, une part de toi. »
Jeanne s’effondra sur un banc. La lettre tremblait entre ses doigts. Elle ne savait pas ce qu’elle ressentait : rancune, confusion, ou angoisse ? Sa poitrine se serrait. Pierre… comment avait-il pu lui cacher cela ? Pourquoi ? Mais à la place de la colère, une autre émotion grandit — douloureuse et aiguë, comme une piqûre : le manque. Pas à cause de la vérité, mais parce qu’il n’avait pas pu l’exprimer. Parce que la vie n’est pas un film. Parce que parfois, les silences naissent de la peur de perdre.
Le lendemain, Jeanne prit la voiture et se rendit à l’adresse indiquée. Une maison modeste en région parisienne, un peu défraîchie, avec un jardin où poussaient des myosotis.
Un adolescent ouvrit la porte. Grand, blond, avec des yeux… ceux de Pierre. Identiques.
« Bonjour… » dit-il, méfiant.
« Bonjour… » répondit Jeanne. « Tu es… sans doute Lucas ? »
Il acquiesça.
« Je dois te parler. Puis-je entrer ? »
Il hésita, puis ouvrit grand.
Ils s’assirent dans la cuisine. Elle lui raconta tout : Pierre, le carnet, la lettre, l’amour. Sa peur, son voyage avec les mains tremblantes. Et lui écoutait. Silencieux. Parfois hochant la tête. Parfois serrant les lèvres.
Quand elle eut fini, il dit :
« Je n’ai jamais eu de père. Pas du tout. Je ne savais même pas qui il était. Ma mère disait — ce n’est pas tes affaires. Et maintenant, tu me dis… que j’avais un père. Un vrai. Qui m’aimait. Il ne savait juste pas comment le dire. C’est… difficile. Mais merci d’être venue. Vraiment. Merci. »
Jeanne le regarda — et soudain, une lumière s’alluma dans son cœur. Tant de choses s’éclairaient désormais. Pourquoi ce carnet, ce voyage, Antoine, tout ça… Rien n’est jamais laissé au hasard.
Elle serra Lucas dans ses bras. D’abord figé, surpris. Puis il répondit à son étreinte.
Six mois encore passèrent.
Désormais, deux hommes vivaient chez Jeanne. L’un, au regard doux et posé, avec quelques cheveux poivre et sel. L’autre, à l’âme agitée, emporté par l’adolescence, et aux yeux de père. Ils cohabitaient sans se gêner. Chacun avait sa place auprès d’elle.
Et le soir venu, Jeanne ouvrait encore le carnet de Pierre. Mais désormais, sans larmes. Avec reconnaissance.
Pour tout ce qui fut. Et pour tout ce qui sera.