Clara avait préparé cette soirée avec une minutie qui ne laissait aucune place à l’improvisation. La semaine avait été une course effrénée pour tout organiser : le menu, les fleurs, la musique d’ambiance. Ricardo, son mari, était ambitieux, il avait récemment décroché une promotion importante au sein de son entreprise, et ce dîner était l’occasion pour lui de briller devant ses collègues, mais aussi de prouver qu’il méritait sa place parmi eux.
Elle s’était assurée que tout soit parfait. La maison, décorée avec soin, respirait l’élégance. Le menu était raffiné, tout comme la tenue qu’elle avait choisie. Une robe de soirée noire qui soulignait sa silhouette, ses cheveux soigneusement coiffés en un chignon élégant. Elle s’était maquillée avec délicatesse, consciente que ce soir, chaque détail comptait.
Les invités arrivèrent ponctuellement, comme Clara l’avait espéré. Il y avait trois couples et le patron de Ricardo, un homme dans la cinquantaine, au regard perçant et à la carrure imposante. Clara les accueillit avec un sourire, tendant la main avec assurance, mais aussi une certaine nervosité, comme si elle mesurait à chaque geste l’importance de l’instant. Ricardo, quant à lui, semblait parfaitement à l’aise, riant et discutant avec ses collègues comme si le succès lui était dû.
Après l’apéritif, tout le monde se dirigea vers la salle à manger, et les conversations prirent vite un tour plus détendu. Clara écoutait attentivement, répondant avec aisance aux questions de ses invités, mais elle sentait l’anxiété monter en elle. Ce soir n’était pas comme les autres. Il fallait que tout soit parfait, que Ricardo et elle donnent l’image du couple idéal.
La conversation s’orienta rapidement vers l’art, un sujet dont Clara était un peu plus familière. L’épouse d’un collègue de Ricardo, une femme bruyante au rire un peu trop sonore, lança la discussion en évoquant sa fille qui prenait des cours de piano. C’était le genre de discussion où Clara savait qu’elle pouvait briller. Elle avait été formée au conservatoire et avait même obtenu son diplôme avec mention. Le piano, c’était sa passion, sa fierté, et, d’une certaine manière, son secret.
« Et vous jouez, Clara ? » demanda l’épouse d’un des collègues de Ricardo, une voix forte, presque arrogante, comme si elle cherchait à marquer son territoire dans la conversation. « Vous avez un si beau piano dans le salon. »
Clara sentit la chaleur monter à ses joues. Elle se redressa, hésitant un instant. « J’en jouais… » commença-t-elle, la voix un peu plus basse. « J’ai obtenu mon diplôme du conservatoire, mais… » Elle s’arrêta, ne sachant pas exactement pourquoi elle ne voulait pas en dire plus. Peut-être était-ce la peur de susciter des attentes, peut-être un vieux souvenir de ces années où elle avait mis sa passion de côté pour se consacrer à la carrière de Ricardo, à leur vie commune. Le regard des autres l’avait toujours gênée, cette façon dont les gens la regardaient quand elle parlait de son passé.
Le silence s’installa brièvement, puis l’épouse du collègue, un sourire un peu condescendant aux lèvres, se tourna vers Ricardo. « Oh, mais vous devez être ravi de vivre avec une telle artiste, » dit-elle, ses yeux brillants d’un intérêt forcé. « Clara, vous devez nous faire un petit morceau, non ? »
Clara se sentit piégée. Elle n’avait jamais aimé se produire devant les autres, même si jouer du piano était une partie importante de son identité. Elle chercha des excuses, mais la pression de l’instant la saisit. Ricardo, de son côté, semblait légèrement tendu. Il se tourna vers elle avec un sourire qui ne parvenait pas à masquer son impatience. « Allez, ma chérie, montre-leur un peu ce que tu sais faire. »
Les regards étaient maintenant tous tournés vers elle, l’attente palpable. Clara se leva, son cœur battant à tout rompre. Elle se dirigea vers le piano du salon, une pièce élégante, le bois brillant sous les lumières tamisées. Elle s’assit sur le tabouret, les mains tremblantes. Le regard de Ricardo était celui d’un homme qui espérait qu’elle n’allait pas les décevoir, mais il ne comprenait pas la pression qu’elle ressentait à cet instant précis.
Elle posa ses doigts sur les touches. La mélodie qu’elle jouait habituellement semblait lointaine, mais elle ferma les yeux un instant, cherchant à se recentrer. Les premières notes s’échappèrent de l’instrument, timides au début, puis plus assurées. Clara jouait un morceau classique qu’elle avait appris toute jeune. La musique lui procura une sensation de calme, comme un retour à un monde plus simple, où elle n’avait pas à prouver quoi que ce soit.
Au fur et à mesure que les notes s’élevaient dans la pièce, elle sentit la tension se dissiper. Elle jouait pour elle-même, pour la musique, pas pour l’approbation des autres. Le regard de Ricardo, désormais bienveillant, la réchauffa, mais elle savait qu’elle n’était pas là pour répondre aux attentes des autres. Elle jouait pour se reconnecter avec une part d’elle-même qu’elle avait longtemps laissée de côté.
Les invités, silencieux, semblaient absorbés par la performance. Quand la dernière note résonna dans la pièce, Clara ouvrit les yeux, légèrement essoufflée. Elle se leva lentement, sans un mot, et retourna à sa place. Un silence lourd suivit, puis l’épouse du collègue applaudit, suivie par quelques autres, mais Clara n’entendait plus vraiment les applaudissements. Elle se sentit simplement… apaisée.
Ricardo posa une main sur sa jambe, un sourire sincère sur les lèvres. « Tu vois, tu n’avais pas à t’inquiéter. Tu as été superbe. »
Clara se contenta de lui rendre son sourire, consciente que, ce soir-là, elle avait fait bien plus que jouer du piano : elle avait retrouvé une part d’elle-même qu’elle croyait avoir perdue.